Irruptions de bonté
Qu’est-ce que je viens chercher à Taizé ? Je dirais une sorte d’expérimentation avec ce que je crois le plus profondément, à savoir que ce qu’on appelle généralement la religion a à faire avec la bonté. C’est un peu oublié, en particulier dans plusieurs traditions du christianisme. Je veux dire qu’il y a une sorte de resserrement, de renfermement sur la culpabilité et le mal. Non pas du tout que je sous-estime ce problème, qui m’a beaucoup occupé pendant plusieurs décades. Mais, ce que j’ai besoin de vérifier en quelque sorte, c’est qu’aussi radical que soit le mal, il n’est pas aussi profond que la bonté. Et si la religion, les religions, ont un sens, c’est de libérer le fond de bonté des hommes, d’aller le chercher là où il est complètement enfoui. Or ici à Taizé, je vois des irruptions de bonté dans la fraternité entre les frères, dans leur hospitalité tranquille, discrète, et dans la prière, où je vois des milliers de jeunes qui n’ont pas d’articulation conceptuelle du bien et du mal, de Dieu, de la grâce, de Jésus-Christ, mais qui ont un tropisme fondamental vers la bonté.
Le langage de la liturgie
Nous sommes accablés par les discours, par les polémiques, par l’assaut du virtuel, aujourd’hui, il y a comme une zone opaque, et il y a cette certitude profonde à libérer, à délivrer: la bonté est plus profonde que le mal le plus profond. Il faut non seulement sentir cela, mais lui donner un langage, et le langage donné à Taizé, ce n’est pas le langage de la philosophie, ni même de la théologie, mais le langage de la liturgie. Et pour moi, la liturgie, ce n’est pas simplement de l’action, c’est une pensée. Il y a une théologie cachée, discrète, dans la liturgie, qui se résume dans cette idée que «la loi de la prière, c’est la loi de la foi».
De la protestation à l’attestation
Je dirais que la question du péché a été comme déplacée du centre par une question, en un sens peut-être plus grave, qui est la question du sens et du non-sens, de l’absurdité. (…) Nous sommes de la civilisation qui effectivement a tué Dieu, c’est-à-dire qui a fait prévaloir l’absurde et le non-sens sur le sens. Je pense qu’il y a là une protestation profonde, et j’emploie le mot protestation comme très proche d’attestation. Je dirais que l’attestation, maintenant, procède de la protestation, et que le néant, l’absurde, la mort, ne sont pas le dernier mot. Et alors cela rejoint ma question de la bonté, parce que la bonté n’est pas seulement la réponse au mal, mais c’est aussi la réponse au non-sens. Dans protestation il y a le mot testis, témoin ; on «pro-teste», mais avant qu’on puisse «a-tester», et je dirais qu’à Taizé, on fait le chemin de la protestation à l’attestation, et ce chemin passe par ce que je disais tout à l’heure: la loi de la prière, la loi de la foi. Parce que la protestation est dans le négatif encore: on dit non au non. Et là, il faut dire oui au oui. Il y a donc un mouvement de bascule de la protestation à l’attestation. Et je pense qu’il se fait par la prière. J’ai été très touché ce matin, par les chants, ces prières en forme de vocatif: «Ô Christ…». C’est-à-dire que nous ne sommes ni dans le descriptif, ni dans le prescriptif, mais dans l’exhortatif et dans l’acclamation! Et, je pense qu’acclamer la bonté, c’est l’hymne fondamental.
«Qui nous enseignera le bonheur?»
J’aime beaucoup le mot bonheur. Longtemps, j’ai pensé que c’était soit trop facile, soit trop difficile de parler du bonheur. Et j’ai dépassé cette pudeur. Ou plutôt je l’approfondis, cette pudeur, en face du mot bonheur. Je le prends dans toute la variété de ses significations, y compris celle des Béatitudes. Je dirais que la formule du bonheur c’est: «Heureux celui qui…» Alors, le bonheur, je le salue comme justement une «re-connaissance», dans les trois sens du mot: je le reconnais comme étant mien, je l’approuve chez autrui, et j’ai de la gratitude pour ce que j’en ai connu, ces petits bonheurs, parmi lesquels ceux de la mémoire, pour me guérir des grands malheurs de l’oubli. Et c’est là que je fonctionne à la fois comme philosophe, nourri des Grecs, et lecteur de la Bible et de l’Évangile, où on peut suivre le parcours du mot bonheur, mais dans les deux registres. Parce que le meilleur de la philosophie grecque est une réflexion sur le bonheur, le mot grec eudaimon—on a parlé de l’eudémonisme philosophique, chez Platon, chez Aristote—, et je m’y retrouve très bien avec la Bible. Je pense tout d’un coup au début du psaume 4 : «Ah! qui nous enseignera le bonheur ?» C’est une question un peu rhétorique, mais qui a sa réponse dans les Béatitudes. Et les Béatitudes, c’est l’horizon de bonheur d’une vie sous le signe de la bienveillance, parce que le bonheur, ce n’est pas simplement ce que je n’ai pas, ce que j’espère avoir, mais aussi ce que j’ai goûté.
Trois figures du bonheur
Je réfléchissais récemment sur les figures du bonheur dans la vie. Je dirais qu’à l’égard de la création, de ce beau paysage en face de moi, le bonheur, c’est l’admiration. Et puis, deuxième figure, c’est à l’égard des autres, dans la reconnaissance des autres, et sur le modèle nuptial du Cantique des cantiques: c’est la jubilation. Et puis, troisième figure du bonheur, tournée vers le futur, c’est «l’expectation»: j’attends encore quelque chose de la vie. J’espère avoir le courage devant le malheur que je ne connais pas, mais je m’attends encore à du bonheur. J’emploie le mot «expectation», je pourrais en employer un autre, je pense à la première épître aux Corinthiens, dans le chapitre précédant le fameux chapitre 13 sur la charité qui comprend tout, qui excuse tout, etc. Le chapitre précédent commence par: «Aspirez au don le plus grand.» «Aspirez, aspirez». Je dirais donc que c’est le bonheur d’aspiration qui complète le bonheur de jubilation et le bonheur d’admiration.
Un service joyeux
Ici, ce qui me frappe d’abord dans tous les petits services quotidiens de liturgie, dans les rencontres de toutes espèces, les dîners, les conversations, c’est l’absence complète de relations de domination. J’ai quelquefois l’impression que, dans cette espèce d’exactitude patiente et silencieuse de tous les actes des membres de la communauté, tout le monde obéit sans que personne ne commande. De cela résulte une impression de service joyeux, comment dirais-je, d’obéissance aimante, oui, d’obéissance aimante, qui est donc tout le contraire d’une soumission et tout le contraire d’une errance. Ce chemin généralement étroit entre ce que je viens d’appeler soumission et errance est ici largement balisé par la vie communautaire. Or c’est de cela que nous, les participants, –non pas ceux qui assistent, mais qui participent–, comme je crois l’avoir été et l’être ici, nous bénéficions. Nous bénéficions de cette obéissance aimante que nous avons précisément à l’égard de l’exemple donné. La communauté n’impose pas une sorte de modèle intimidant, mais, comment dirais-je, une sorte d’exhortation amicale. J’aime ce mot d’exhortation parce que nous ne sommes pas dans l’ordre du commandement, et encore moins de la contrainte, mais nous ne sommes pas non plus dans l’ordre de la méfiance et de l’hésitation, qui est le lot aujourd’hui de la vie dans les métiers, dans la vie urbaine, dans le travail comme dans les loisirs. C’est cette tranquillité partagée qui pour moi représente le bonheur de la vie auprès de la communauté de Taizé.
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