Écrivain et théologien, professeur à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge à Paris, Olivier Clément s’efforce en particulier de faciliter la rencontre entre l’Orient et l’Occident chrétiens. Cet article est tiré de "Taizé : Un sens à la vie".
Je me souviens d’un jeune intellectuel japonais qui était venu soutenir une thèse à Paris sur Nicolas Berdiaev et les intellectuels russes du début du XXe siècle qui avaient été adeptes du marxisme et qui s’en étaient finalement dégagés. Je lui avais demandé pourquoi il avait choisi ce thème, et il m’avait répondu : «Moi aussi, j’étais marxiste, et j’ai cessé de l’être, désormais.» Nous avions échangé, et je lui avais posé la question suivante: «Est-ce que cela vous amène à approfondir le bouddhisme ou le shintoïsme?» Il m’avait alors répondu: «Non, cela ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est un christianisme comme celui de Berdiaev: un christianisme qui permettrait à la fois d’avoir une expérience spirituelle profonde et de s’ouvrir sur le monde d’une manière créatrice.»
C’est le lien entre une expérience spirituelle profonde et une ouverture créatrice sur le monde qui est au cœur des rencontres animées à Taizé, celles-ci s’articulant depuis de nombreuses années autour du thème «vie intérieure et solidarités humaines». Et c’est ce christianisme-là qui doit être visé, car plus on devient un homme de prière, plus on devient un homme de responsabilité. La prière ne libère pas des tâches de ce monde: elle rend encore plus responsable. Rien n’est plus responsable que de prier. Cela, il faut véritablement le comprendre et le faire comprendre aux jeunes. La prière n’est pas un divertissement, elle n’est pas une sorte de drogue pour le dimanche, mais elle nous engage dans le mystère du Père, dans la puissance de l’Esprit Saint, autour d’un Visage qui nous révèle tout visage, et nous fait finalement serviteurs de tout visage.
Si se faire serviteurs de tout visage peut prendre la forme concrète d’une présence auprès de ceux qui souffrent d’abandons humains, de la pauvreté–comme c’est le cas, par exemple, pour une vingtaine de frères de Taizé qui vivent dans des quartiers déshérités sur d’autres continents–, cela nous appelle aussi à être des gens inventifs, créateurs dans tous les domaines, y compris le domaine économique, le domaine d’une civilisation planétaire, le domaine culturel, etc. Le christianisme doit être créateur, et il a été prodigieusement créateur historiquement. Il suffit pour s’en rendre compte de regarder les églises romanes de villages de campagne, sans parler de Notre-Dame de Paris ou de l’icône de la Trinité de Roublev! Quelle puissante création! Et il n’y a pas besoin d’une étiquette pour créer. Dostoïevski ne disait pas qu’il était un romancier chrétien. Or il est un de ceux qui ont fait franchir un pas extraordinaire à la sensibilité, à la pensée et, j’ajouterais même, à la théologie chrétiennes. Nombreux sont ceux qui le lisent actuellement, il est l’un de «pères» de la modernité, tout autant que Freud, Nietzsche et hier Marx. Alors aux chrétiens de recommencer et de poursuivre cette création dans le monde comme il va, sans se lamenter. Le monde n’a pas besoin de chrétiens pleurnichards, mais de chrétiens créateurs.
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